Bioacoustique : biodiversité, conservation et recherche multidisciplinaire

Bioacoustique : biodiversité, conservation et recherche multidisciplinaire

Jocelyn Lauzon

Court essai

Mars 2023

La communication acoustique est une composante importante de l’écologie animale, découlant d’une évolution convergente. Un grand nombre d’arthropodes (Sanborn, 2008) et la majorité des vertébrés (Chen et Wiens, 2020; Ladich, 2000) s’échangent de l’information via des ondes sonores. Les animaux communiquent pour plusieurs raisons, telles que pour rechercher un partenaire de reproduction, défendre un territoire, interagir avec les membres de leur famille et leurs pairs, ou révéler la présence d’une ressource ou d’un danger (Bradbury, 2011; Wilkins et al., 2013).

Le terme bioacoustique réfère à l’étude acoustique de la biologie. Plusieurs disciplines interreliées ont été théorisées, avec des définitions parfois nichées quant à leurs objets d’études. La bioacoustique per se est une science qui étudie la production, la dispersion et la perception des signaux sonores chez les animaux (Penar et al., 2020) et se focalise sur le comportement aux niveaux de l’individu et de l’espèce (Teixeira et al., 2019). L’écologie du paysage sonore analyse les patrons spatio-temporels de l’ensemble des sons émergeant du paysage (Pijanowski et al., 2011). L’écoacoustique, discipline ombrelle qui inclut l’écologie du paysage sonore, se penche plus globalement sur le rôle du son comme indicateur des processus écologiques (Farina, 2018; Sueur et Farina, 2015). En outre, l’écoacoustique met l’accent sur les populations et les communautés et analyse les interactions entre celles-ci et leur environnement sonore, incluant les impacts de la pollution sonore anthropique sur l’espace acoustique et les organismes (Mcgregor et al., 2013; Pijanowski et al., 2011; Sueur et Farina, 2015). Nonobstant leurs nuances, je regroupe dans cet essai l’ensemble des disciplines étudiant les multiples facettes de la biologie par les signaux sonores sous l’appellation « bioacoustique » par volonté de simplicité, mais aussi parce que les définitions des disciplines – tout comme leurs méthodologies – se chevauchent dans certaines études (Shaw et al., 2021).

Les sciences de la biodiversité intègrent différents champs de recherche dans les domaines biologique, social et politique, afin de comprendre et prédire les changements dans la biodiversité et les conséquences de ceux-ci sur les fonctions et services écosystémiques, ainsi que sur les sociétés (Cardinale et al., 2012; Craven et al., 2019). Les avancées technologiques dans le domaine de la bioacoustique offrent des opportunités sans précédent pour le monitoring de la diversité faunique (Stowell, 2022; Sugai et Llusia, 2019).

Cet essai a pour objectif de développer une réflexion critique sur la place de la bioacoustique dans l’étude de la biodiversité. J’y analyse d’abord la notion de biodiversité acoustique en écologie des communautés – sa définition, sa quantification et sa relation avec la diversité biologique. Je m’intéresse ensuite à l’utilisation de la bioacoustique comme outil dans la conservation. J’explore enfin la relation entre les études scientifique et artistique du son naturel, pour évaluer la pertinence d’une approche bidisciplinaire.

La biodiversité acoustique : définition, quantification et relation avec la biodiversité

Le concept de biodiversité acoustique n’étant pas précisément défini dans un cadre théorique (Alcocer et al., 2022), un survol de la littérature révèle l’existence de plusieurs façons de concevoir la diversité acoustique, et qu’il existe une influence réciproque entre la notion de diversité acoustique et le choix de la méthodologie quantitative employée.

Tout comme l’étude de la biodiversité prend en considération différents niveaux d’organisation biologique (DeLong, 1996), la biodiversité acoustique peut être envisagée à plusieurs niveaux (Sueur et al., 2021) : au sein d’un même individu (Mercado, 2022), entre individus d’une même espèce (Searcy, 1984), entre populations d’une même espèce (Otter et al., 2020) ou entre différentes communautés partageant un type d’habitat similaire (Owen et al., 2020). Dans cet essai, je m’intéresse à la biodiversité acoustique et biologique des communautés, car c’est à cette échelle d’organisation que la variation dans la biodiversité acoustique semble la plus importante à évaluer dans un contexte de changements globaux (Sugai et Llusia, 2019).

Sueur et al. (2021) définissent la biodiversité acoustique comme étant la variation de tous les sons émanant volontairement ou non de l’ensemble des organismes vivants, incluant les plantes, dans leur habitat. Cette définition holistique est conceptuellement intéressante et potentiellement utile pour qualifier cette diversité et lui attribuer une valeur intrinsèque, mais semble peu pratique pour quantifier cette diversité – par exemple, les mouvements des petits mammifères dans la litière permettent une identification taxonomique très grossière (et leur sonorité dépend des caractéristiques de la litière) et le bruissement de feuilles dans le vent fournit peu d’information sur les végétaux (en plus d’être fortement dépendant d’un facteur abiotique).

L’échantillonnage des ondes sonores se propageant dans un habitat ne fournit pas la même information écologique qu’un échantillonnage traditionnel. Les individus détectés par les enregistrements audio se limitent à ceux émettant des signaux sonores, et leur quantification est imprécise (Chhaya et al., 2021). La qualité du signal acoustique est aussi fortement influencée par l’environnement et sujette à dégradation (Wiley, 2013). De plus, l’activité sonore est temporellement très dynamique au sein d’un habitat donné : les espèces qui émettent des signaux sonores varient au cours de la journée (Thomas et al., 2002) et des saisons (Wang et al., 2023). La biodiversité acoustique pourrait donc aussi être définie comme une représentation partielle (Chhaya et al., 2021) et temporellement variable de la diversité biologique.

Conséquemment, il est nécessaire de réfléchir à la définition du concept de biodiversité acoustique ainsi qu’à la relation entre celle-ci et la diversité biologique (Alcocer et al., 2022). Afin de pouvoir définir la notion de biodiversité acoustique, il est d’abord essentiel de préciser ce qui est mesuré avec les enregistrements bioacoustiques, car le traitement des données et le choix des unités de mesure peuvent influencer la manière de concevoir cette diversité.

Chhaya et al. (2021) ont synthétisé les deux approches méthodologiques utilisées en bioacoustique des communautés. La première approche consiste à adopter la bioacoustique comme méthode de recensement de la composition taxonomique. Les composantes biotiques discrètes (ex. chants, cris) sont « extraites » de l’enregistrement sonore à des fins d’analyse. Cette approche requiert des librairies de référence pour assigner (manuellement ou automatiquement) les sons à des espèces, et permet un monitoring étendu d’organismes précis – par exemple le suivi d’espèces à statut précaire (Abrahams et Geary, 2020). Les analyses traditionnelles en écologie des communautés, comme la diversité α et β, peuvent être appliquées sur les composantes acoustiques brutes ou sur les unités taxonomiques assignées. Par exemple, Owen et al. (2020) ont employé cette approche pour suivre le rétablissement des communautés aviaires au cours de la succession forestière dans une forêt tropicale sèche. Cette méthode de recensement, par les résultats qu’elle permet d’obtenir, considère la biodiversité acoustique comme une représentation de la fraction sonore de la diversité biologique.

La deuxième approche, toujours selon Chhaya et al. (2021), consiste à calculer des indices écoacoustiques à partir des enregistrements – une traduction mathématique du signal acoustique en mesure abstraite de diversité. Le calcul de ces indices composites crée de novo une information à partir d’une bande sonore entière et continue. Puisque les indices ne sont pas fondés sur une assignation taxonomique, aucune librairie de référence n’est requise; les espèces peu ou pas préalablement documentées sont donc incluses, ce qui peut s’avérer avantageux. Contrairement à l’approche de recensement, la mesure des indices écoacoustiques peut être directement influencée par les sons abiotiques naturels (géophonie) et anthropiques (anthropophonie). Dans une méta-analyse, Ross et al. (2021) ont évalué la performance de 11 indices dans une variété de conditions acoustiques pour déterminer la corrélation de leurs valeurs avec la richesse spécifique obtenue par recensement bioacoustique, et leur sensibilité aux sources abiotiques. Les indices Ht (Sueur et al., 2008a) et AR (Depraetere et al., 2012)sont les seuls affichant une corrélation avec la richesse et une faible sensibilité à la géophonie ou à l’antropophonie. Toutefois, aucun indice testé ne performe correctement en présence de stridulations d’insectes à large bande fréquentielle. Similairement, Alcocer et al. (2022) ont étudié la corrélation entre plusieurs indices et différentes mesures de diversité biologique. Leurs résultats indiquent que, de manière générale, les indices sont plus fortement corrélés à l’abondance des sons qu’aux autres mesures de diversité comme la richesse ou l’équité des espèces. De plus, les auteurs suggèrent que, dû à la faible force de corrélation et à la grande variabilité de la performance entre les études et au sein même de celles-ci, les indices ne devraient pas être utilisés comme proxy à la diversité biologique sans préalablement tester leurs prédictions. Malgré leurs limitations, les indicateurs écoacoustiques sont très efficaces pour traduire la complexité de l’information acoustique et extraire rapidement des patrons globaux de variation dans la biodiversité (Chhaya et al., 2021), particulièrement dans les biomes terrestres tempérés (Buxton et al., 2018; Eldridge et al., 2018). En calculant des indices à partir de signaux sonores, la biodiversité acoustique est alors considérée comme une donnée quantitative en soi, qui informe sur l’état d’une communauté et de son environnement.

Puisque l’application d’une méthode quantitative influence la manière d’aborder la notion de biodiversité acoustique, le choix de l’approche doit être fait en fonction de la question de recherche. Or, les différentes perspectives sur la biodiversité acoustiques sont conciliables et potentiellement complémentaires. Conséquemment, la définition conceptuelle de la biodiversité acoustique ne m’apparaît pas fondamentalement impactée par le choix de la mesure. Néanmoins, cette brève revue m’amène à proposer une définition plus précise, utilitaire et conséquente avec les différentes méthodologies quantitatives appliquées. Je suggère que la biodiversité acoustique d’une communauté soit définie comme étant l’ensemble des signaux sonores qui sont émis volontairement par la faune et qui occupent l’espace acoustique d’un habitat à un instant donné, représentant la fraction acoustiquement active et perceptible de la biodiversité locale. Cette définition rejoint celle de communauté acoustique de Chhaya et al. (2021) mais considère comme objet les signaux sonores au lieu des espèces – à la manière de Sueur et al. (2021) – et précise l’aspect temporel ainsi que la relation avec la diversité biologique. En précisant l’aspect de la perceptibilité, elle prend aussi en considération l’effet de masquage entraîné par la géophonie ou l’anthropophonie – on ne peut pas mesurer ce que l’enregistreur ne capte pas. Contrairement à Sueur et al. (2021), je considère judicieux l’exclusion des sons émis involontairement par les organismes, car l’information apportée par ces ondes est de trop faible résolution pour être traduite en données écologiques quantifiables, quelle que soit l’approche.

La bioacoustique est une approche prometteuse pour les sciences de la conservation

Les avancées technologiques ont joué un rôle prépondérant dans le développement de la bioacoustique. L’équipement numérique d’aujourd’hui est abordable, compact et léger, peut fonctionner de manière autonome durant plusieurs mois et stocker une quantité massive d’information (Pavan et al., 2022); plusieurs enregistreurs automatiques peuvent être déployés simultanément, permettant le suivi à long terme des animaux dans leurs habitats (Blumstein et al., 2011). Les données issues de ce monitoring acoustique passif peuvent ensuite être traitées rapidement par des logiciels spécialisés permettant l’analyse visuelle des données (ex. Raven [Yang Center] et seewave [Sueur et al., 2008b]), le calcul d’indices écoacoustiques(ex. soundecology [Villanueva-Rivera et Pijanowski, 2014]) ou l’identification taxonomique automatisée via l’apprentissage machine (ex. BirdNET [Kahl et al., 2021]).

En raison de ses capacités technologiques, la bioacoustique est une approche non invasive qui permet le monitoring d’endroits peu accessibles – comme l’Arctique (Oliver et al., 2018) ou les écosystèmes d’eau douce (Greenhalgh et al., 2020) et marins (Hastings et Au, 2012) – et le suivi d’animaux cryptiques, rares ou à statut précaire (Abrahams et Geary, 2020; Willacy et al., 2015). De plus, elle permet d’effectuer des études à long terme et à l’échelle du paysage (Xu et al., 2020). Certaines initiatives intègrent la science citoyenne à même le design expérimental (ex. projet Soundscape to Landscape; https://soundscapes2landscapes.org/). Compte tenu des avantages et des possibilités offertes par la bioacoustique dans le monitoring des animaux et de leurs habitats, l’enregistrement sonore est devenu dans les dernières années un instrument puissant dans le domaine de la conservation (Penar et al., 2020; Teixeira et al., 2019). Les exemples d’application de la bioacoustique pour soutenir les efforts de conservation abondent; je présente ici deux études de cas démontrant son potentiel dans les milieux marins et terrestres.

Jaramillo-Legorreta et al. (2017) ont employé la bioacoustique pour évaluer – et ensuite exposer publiquement – le déclin du Marsouin du Pacifique (Phocoena sinus), un mammifère marin endémique au Golfe du Mexique classé critiquement menacé par le IUCN en raison des prises accessoires lors de la pêche avec des filets maillant, notamment par une activité de pêche illégale (Rojas-Bracho et al., 2022). En monitorant les clics d’écholocalisation sur une période de 5 ans, avec un agencement de 46 détecteurs acoustiques déployés dans un refuge protégé au sein de l’aire de distribution, les auteurs ont pu mesurer un déclin de l’activité acoustique – proxy pour l’abondance des individus – de 34% par année. Les résultats préliminaires ont poussé le gouvernement mexicain à interdire d’urgence la pêche aux filets maillant sur l’ensemble de l’habitat du cétacé. Cet exemple démontre bien l’utilité de la bioacoustique pour étudier à faible coût la dynamique temporelle d’une population d’une espèce rare, dont l’habitat est vaste (~ 4000 km2) et dont le monitoring visuel est inefficace, dans le but de soutenir sa protection.

D’autre part, la Tourterelle des bois (Streptopelia turtur) est une espèce aviaire vulnérable dont la population globale a subi un déclin global de 85% depuis 1980 (Pan-European Common Bird Monitoring Scheme, 2021) en raison du changement dans les pratiques agriculturales et de la chasse illégale (BirdLife International, 2019). Astaras et al. (2023) ont installé de multiples enregistreurs à différents sites majeurs de braconnage sur les îles Ioniennes en Grèce, pour évaluer l’intensité de la chasse par arme à feu durant la période de migration printanière de l’oiseau, durant 3 années. Les auteurs suggèrent que le développement d’un réseau de monitoring acoustique passif – en Grèce et ailleurs en Europe – permettrait de juger de l’efficacité des mesures anti-braconnage mises en place par les autorités.

Enfin, il est intéressant de noter que, dans la littérature, les indices écoacoustiques sont souvent évalués pour démontrer leur potentiel en conservation (Dröge et al., 2021; Favaro et al., 2021), mais qu’il existe peu d’études appliquant directement ces indices au sein d’un plan de conservation de la biodiversité, possiblement en raison de leur faible résolution taxonomique. Il sera intéressant de voir comment évoluera cette approche en biologie de la conservation.

Approche multidisciplinaire à l’étude de la biodiversité acoustique

Considérant l’importance de l’esthétisme dans l’évolution de la communication animale (Prum, 2012) et de la contribution des artistes sonores à l’étude de l’environnement acoustique (Krause, 1993; Schafer, 1977), il est primordial de réfléchir au potentiel de l’association des démarches scientifiques et artistiques pour enrichir la portée socioécologique de la bioacoustique, en phase avec le cadre multidisciplinaire des sciences de la biodiversité.

La bioacoustique trouve son origine dans les travaux pionniers des chercheurs du Cornell Lab of Ornithology. En 1929, ils enregistrent pour une première fois un oiseau dans son milieu naturel. Ils développeront dans les années 1930 de l’équipement spécialisé pour la captation sonore sur le terrain et publieront les premiers albums de chants d’oiseaux, albums qui resteront populaires auprès du grand public dans les décennies à suivre (Cornell Lab of Ornithology, 2023; Pavan et al., 2022). L’apparition en 1950 du sonogramme marque un changement radical de perspective au sein de la bioacoustique : l’approche auditive et musicale aux sons de la faune est remplacée par une approche visuelle, considérée comme plus objective et facilitant l’analyse quantitative et statistique des données. La nouvelle technologie influence même le choix des sujets d’étude. Les sonogrammes de l’époque ne pouvant représenter que quelques secondes seulement, les espèces dont les chants ont de courts motifs sont dorénavant favorisées, rompant avec la tradition d’étudier les chants plus longs et complexes (Baptista, 1994; Marler et Slabbekoorn, 2004; Mundy, 2009). L’esthétique est au cœur de la théorie de la sélection sexuelle de Darwin (Prum, 2012) – c’est une force évolutive autant chez les humains que chez les animaux (Mandoki, 2014). Selon Mundy (2009), l’arrivée du sonogramme écarte les notions d’esthétisme et de musicalité dans l’étude des chants des oiseaux et de la biologie acoustique. Ces aspects, subjectifs, perceptibles à l’écoute du son, sont dissociés des caractéristiques objectives des signaux sonores précisément mesurables par leur visualisation – comme la fréquence, la durée et l’intensité.

Si les animaux possèdent un sens de l’esthétisme, qui de mieux placé pour en capter l’essence que les artistes? Au tournant des années 1970, le World Soundscape Project (WSP), dirigé par R. Murray Schafer, investigue l’environnement acoustique par l’enregistrement sonore (Truax, 2019). Le groupe fonde la discipline de l’écologie acoustique, qui étudie la perception subjective humaine, individuelle ou collective, du paysage sonore – terme qu’introduit Schafer – dont les éléments qualitatifs peuvent être catégorisés, documentés et analysés (Schafer, 1977; Truax, 2019; Truax et Barrett, 2011). Bien que centrés sur l’humain, les travaux du WSP établissent les bases de l’étude des interactions entre le vivant et son environnement acoustique. Le groupe inspire Bernie Krause, musicien qui deviendra bioacousticien, à explorer le paysage sonore sous l’angle écologique. En tant qu’artiste et scientifique, il réintroduit la notion de musicalité dans l’étude du son animal (Krause, 1993; 1987) et contribue par ses idées novatrices au développement des domaines scientifiques de l’écologie du paysage sonore et de l’écoacoustique (Krause et Farina, 2016; Pijanowski et al., 2011).

Malgré le retour de la notion d’esthétisme dans l’étude du son naturel, un survol des littératures scientifique et artistique m’amène à constater une séparation encore très marquée entre la biologie et l’art sonore au XXIe siècle. La science de la bioacoustique est aujourd’hui principalement centrée autour de l’analyse informatique d’une quantité massive de données acoustiques issues de pistes audio produites par des enregistreurs autonomes dont la qualité première est la fonctionnalité, au détriment de l’esthétisme. Les indices écoacoustiques, bien qu’écologiquement fort intéressants, sont dépourvus de musicalité. En contrepartie, plusieurs audionaturalistes ont une pratique artistique riche où ils explorent le son naturel en mettant en valeur ses caractéristiques esthétiques, sans toutefois être arrimés à un projet de recherche scientifique (voir par ex. les œuvres de Lang Elliott, Gordon Hempton et George Vlad, et au Québec celles de Thibaut Quinchon et de mon propre projet L’Oiseau son).

Il existe toutefois quelques projets où science et art s’apparient pour étudier les écosystèmes et leurs sons de manière holistique. L’observatoire environnemental Coastal Conservatory est un exemple d’initiative intégrant de manière originale et réfléchie les sciences naturelles et humaines ainsi que l’art sonore, dans une démarche unique et convergente où les différentes approches communiquent entre elles (Jenkins, 2021). Axé sur la conservation des écosystèmes côtiers, le projet incorpore des stations d’écoute et de monitoring écoacoustiques, la sonification des données écologiques et un important volet d’engagement culturel et social. Le projet River Listening est un autre exemple d’approche multidisciplinaire à la bioacoustique où la biodiversité des rivières est étudiée par le son, où les enregistrements sont diffusés publiquement via la création sonore et où les communautés locales sont invitées à prendre part à des ateliers et à des marches d’écoute sonore, dans le but d’explorer les multiples possibilités qu’offre cette approche pour la conservation des écosystèmes fluviaux (Barclay et al., 2020).

Ces deux projets démontrent que l’association de la science et de l’art a le potentiel de bénéficier à l’étude de la biodiversité acoustique en révélant de nouvelles pistes d’exploration pour chacune des disciplines tout en élargissant la portée sociale de la recherche. Néanmoins, la recherche véritablement multidisciplinaire en bioacoustique est relativement rare – possiblement en raison des défis posés par la divergence dans les méthodologies scientifique et artistique et par la complexité inhérente à l’intégration transdisciplinaire des connaissances et des résultats expérimentaux (Groth et al., 2019). Or, les artistes peuvent questionner un aspect de la biologie comportementale qui sort du champ d’études traditionnel des sciences naturelles – l’esthétisme zoologique. Je crois que c’est justement pour cela que l’art sonore a le pouvoir d’engager la société envers des enjeux écologiques et d’accroître l’appui public en faveur de la conservation. Dès lors, l’intégration du domaine artistique aux sciences de la biodiversité doit être plus sérieusement considérée.

En conclusion, la diversité des approches en bioacoustique en fait une discipline riche qui trouve sa place au sein des sciences de la biodiversité – dans des perspectives de recherche fondamentale, de conservation et d’engagement social. Il apparaît donc primordial de soutenir le développement d’une expertise réellement transdisciplinaire en bioacoustique au Québec, notamment en milieu terrestre, pour tirer profit de la puissance du son à nourrir les bases de données tout autant que la conscience humaine.

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